Nous avons imaginé à quoi ressemblerait la campagne électorale de Jacques Chirac si l’élection présidentielle de 1981 s’était déroulée avec les moyens de communication d’aujourd’hui. Le temps d’un semestre, nous sommes devenus les têtes pensantes de sa stratégie de communication politique. Mais dans les faits, qui sont les hommes et femmes “de l’ombre” qui conseillent et guident les personnalités politiques dans leur communication ?
Si vous êtes fans de la série politique de Netflix House of Cards, peut-être avez-vous en tête les figures de Douglas Stamper – le conseiller de Franck Underwood – ou de LeAnn Harvey – la conseillère de Claire Underwood – deux personnages secondaires qui ont pourtant un rôle de premier plan tant dans l’intrigue de la série que dans la stratégie politique des personnages qu’ils assistent : ils agissent de manière invisible pour permettre à leur candidat d’être visible. En bon anglais, cette fonction est dénommée “spin doctor”. C’est à ce rôle que nous allons nous intéresser dans ces lignes.

L’homme politique est une marque, mise en avant grâce à un “spin doctor”
L’appellation de “spin doctor” s’est popularisée dans les années 1980 aux Etats-Unis essentiellement dans le domaine de la politique. Provenant de “to spin”, “faire tourner” – à savoir “donner de l’effet” – son métier est “d’influencer l’opinion publique sur la personnalité et les faits et gestes d’un homme politique par des techniques de communication”. Les québécois parlent d’ailleurs de “doreurs d’images”, tandis qu’en France, ce terme est difficilement traduisible. Nous pourrions néanmoins le nommer ainsi : conseiller, coach, ami, fidèle stratège, homme de l’ombre, car le spin doctor est tout cela à la fois. Homme discret aux profils variés, il est un véritable couteau suisse qui gère tous les aspects d’une campagne électorale en politique : de l’organisation de l’agenda médiatique jusqu’à la couleur de la cravate, rien n’échappe au spin doctor. Son rôle est de définir une stratégie à long terme où l’image de la personnalité politique, sa notoriété, sont des enjeux cruciaux qu’il défend et revalorise. En analysant ce qui doit être dit, où et quand, le spin doctor devient l’allié numéro un de l’homme politique.
Un terme connoté souvent négativement de la part des critiques
Le spin doctor a néanmoins souvent été critique de part ses pratiques, ses méthodes de travail, son rapport aux mots et son aspect manipulateur. En prônant la vérité, il se peut qu’il la manipule, la détourne, voire l’exagère, la tournant à son avantage en fonction de la situation. Le spin doctor n’agit pas toujours de façon morale selon les critiques, notamment lorsqu’il utilise la technique du storytelling. Il n’est donc pas étonnant de lui voir attribuer des définitions comme “expert en détournement d’opinion”, “fabricant” de consensus, “façonneur” d’opinion ou bien encore “manipulateur” d’événements ou de médias. Mais n’est-ce pas la toute l’étendue de son succès ? La manipulation du langage et des médias n’est-elle pas nécessaire en politique ?
Autrefois cachés derrière des hommes et des femmes politiques, les spin doctors sont aujourd’hui visibles aux yeux de tous. Barack Obama aurait-il gagné les élections américaines sans son conseiller David Axelrod ? François Mitterrand aurait-il pu prétendre au poste de Président de la République française si Jacques Séguéla et Jacques Attali n’avaient pas été derrière lui ? Les spin doctors n’ont donc pas fini de faire parler d’eux… Que ce soit aux Etats-Unis comme en France, cette figure est devenue emblématique. On peut toutefois se demander si les stratégies de communication sont les mêmes selon les pays.
Karl Rove ou le spin doctor à l’américaine
S’il faut trouver des exemples de spin doctors, c’est sans doute aux Etats-Unis, où se trouve le “paradis” de ce métier. Pour les politiciens américains, disposer d’un conseiller en relation publique est indispensable. Dans l’univers des spin doctors, Karl Rove a été perçu comme le meilleur des meilleurs. Surnommé le « baby genius » par George W. Bush (fils), cet homme est l’architecte des victoires électorales du candidat démocrate dans les années 2000.

Avec son équipe, Karl Rove a construit une campagne électorale à partir d’un élément personnel du candidat démocrate : Bush (fils) était alcoolique. Cette histoire aurait dû provoquer une perception négative sur Bush (fils) mais grâce au technique de storytelling, ils ont réussi à raconter aux américains une histoire héroïque à l’américaine. Malgré les souffrances et les difficultés pour lutter contre l’alcool, Bush a finalement surmonté les défis et vaincu l’alcoolisme. La rédemption de Bush grâce à son courage et sa détermination a été un grand succès car dans ce récit, nous retrouvons ce fameux « American dream », ou chaque individu n’espère qu’une seule chose : avoir une deuxième chance dans sa vie ».
Sa maîtrise absolue des techniques de marketing, dont le storytelling, s’est manifestée également pendant la guerre en Irak à partir de 2003. C’était toujours lui qui a réussi à détourner les critiques envers le président Bush (fils), voire à manipuler l’opinion publique américaine en faveur de l’intervention militaire des États-Unis en Moyen Orient. Ayant capté le drame du 11 septembre 2001 comme le storyline, Karl Rove a construit un nouvel univers autour du terrorisme et de l’axe du mal. Ses récits émouvants, qui ont circulé via des rumeurs, ont créé l’inquiétude chez les Américains et les ont conduit à soutenir l’intervention des Etats-Unis en Irak. Même un an après, malgré le bilan négatif de cette guerre, Rove a réussi à éviter à Bush des critiques en détournant l’attention des électeurs avec l’histoire de type “John Wayne” : les soldats américains sont des « vrais hommes » combattant le diable dans le monde. Tout cela démontre qu’il ne serait pas exagéré de considérer que Karl Rove sait jouer et manipuler avec le public.
Comme l’explique le professeur de l’Université du Colorado, Ira Chernus, « Karl Rove a appliqué la « stratégie de Schéhérazade », qui consiste en un principe simple : « Quand la politique vous condamne à mort, commencez à raconter des histoires – des histoires si fabuleuses, si captivantes, si envoûtantes que le roi (ou dans ce cas les citoyens américains) oubliera sa condamnation capitale. Karl Rove joue avec le sentiment d’insécurité des Américains, qui ont l’impression que leur vie leur échappe ».
Jacques Pilhan ou le spin doctor à la française
On l’a surnommé le “sorcier de la communication de l’Elysée”. De Mitterrand à Chirac, tous ont fait appel à Jacques Pilhan (1943-1998), ce redoutable stratège capable de sublimer les candidats.

Jacques Pilhan (1943-1998) était un homme de l’ombre mais extrêmement actif. Tout en cultivant le goût du mystère et de la clandestinité, il a su se rendre indispensable à deux chefs d’Etat successifs : François Mitterrand en 1981 et 1988, puis Jacques Chirac en 1995. Pour atteindre ses objectifs, il n’hésitait pas à recourir à la mise en scène de certaines décisions, préparer des émissions politiques en avance ou coacher des chefs de gouvernement et des ministres.
Certains principes de la communication en politique mis en place par Jacques Pilhan sont aujourd’hui renforcées à l’heure d’Internet et des médias notamment la télévision, les broadcasts, qui utilisent très fortement le storytelling, les émotions…
Le cas Hollande ou l’échec d’une stratégie de communication
Grâce au travail des spin doctors et leurs précieux conseils en terme de communication, les “marques” comme Mitterrand, Chirac se sont imposées à travers les années. Il semble donc impossible aujourd’hui de se passer de leurs services, à un tel point qu’une présidence sans spin doctor serait synonyme d’échec. Seul un ancien président en a payé les frais : François Hollande, qui avec 25 % de satisfaits sur son quinquennat, était devenu le président le moins populaire depuis 1958. Bien qu’accompagné par Gaspard Gantzer, conseiller qu’il a choisi pour s’occuper des relations avec la presse et de sa communication, François Hollande ne prône qu’une véritable valeur : la normalité. N’ayant donc aucune confiance en l’agence de communication Euro RSCG, l’ancien président devient son propre spin doctor, l’auteur de sa propre histoire. Mais cette volonté de banaliser sa vie présidentielle lui a joué des mauvais tours sérieux : l’exposition, malgré lui, de sa vie privée à la une des journaux, un rapport au peuple trop horizontal, donnant aux Français le sentiment d’être incompris… La suite de l’histoire, nous la connaissons : un homme qui a eu des difficultés à être pris au sérieux et s’est trouvé humilié à maintes reprises.
Être président de la République revient donc à incarner un personnage plus qu’une personne. L’objectif est de devenir un exemple, un leader, dont les propos et les actions sont compris et acceptés par tous.
Figure parfois controversée mais finalement incontournable de la communication politique, le spin doctor n’est aujourd’hui plus nécessairement “dans l’ombre” – du moins pas au sens où on pouvait l’entendre auparavant. Emmanuel Macron, un président jeune qui a voulu bousculer les codes politiques, n’a par exemple pas hésité à mettre en scène les coulisses de sa propre campagne, et à faire de ses spin doctors des figures emblématiques et visibles de son mouvement. Pensons ainsi à Sibeth Ndiaye, l’une des conseillères du candidat puis du président Macron, qui s’est trouvée à plusieurs reprises mise en avant et saluée pour son énergie et son dynamisme.
Enfin, si le rôle de spin doctor est un métier à part entière, il ne faut pas oublier – comme pour le couple Underwood dans House of Cards – l’influence importante de l’entourage personnel des politiciens. Maintes fois mentionnée par son époux lors de sa campagne, et aujourd’hui pleinement investie dans son rôle de première dame, Brigitte Macron a parfois été citée comme “le spin doctor d’Emmanuel Macron”.
En définitive, on ne devient jamais président seul, et l’on doit sa victoire politique en grande partie aux femmes et aux hommes qui imaginent les stratégies de communication.