La crise du sens dans la société de l’information

Nous vivons dans un monde où la masse d’informations disponible est inversement proportionnelle à leur sens. L’information détruit la communication, et ainsi l’essence de la sociabilité. Dans le numérique comme ailleurs, où sont les connaissances que nous avons perdues avec l’information ? Et où se trouve la sagesse que nous avons perdue avec les connaissances ?

Une étude réalisée en 2003 par l’université de Berkley  conclut que l’information produite au niveau mondial aurait presque doublé entre les années 1999 et 2002 (Lyman, Varian). Il est évident que les réseaux d’information et les technologies numériques changent fondamentalement nos habitudes et nos expériences, produisant une nouvelle culture et de nouveaux modèles sociaux. Cependant, nous devons maintenir une certaine prudence avant de croire que les nouvelles technologies sont une énigme résolue.

Le paradoxe digital 

L’ère postmoderne peut être comprise comme une idéologie de l’information. La perte de sens est le résultat d’un excès d’informations. La civilisation post-industrielle a atteint un point où la réalité est remplacée par une simulation de vie. Le monde moderne est celui du « contenu ». Nous vivons à une époque où l’événement est remplacé par une expérience indirecte. Les gens sont engloutis par une vague de signes qui sont parfois sans message ni signification. L’imitation devient la réalité, la simulation remplace la vérité. Jean Baudrillard, dans “Simulacres et simulation” conclut qu’on se trouve dans un univers dans lequel il y a de plus en plus d’informations, mais de moins en moins de sens. Bien que de nouveaux contenus soient créés par les médias, la perte du sens se produit beaucoup plus vite que son renouvellement.

Les interviews, la mise en scène du public et des émissions… L’énergie médiatique se consomme pour maintenir l’apparence de communication. Les médias ne favorisent plus la socialisation : au contraire, ils détruisent la sociabilité des masses. La question est : “est-ce que l’information informe vraiment ?” Selon Baudrillard, la réponse est négative. L’infobésité cache l’absence de sens et de la vérité. L’agression de l’information standardise et homogénéise des consommateurs passifs. Les médias postmodernes modifient progressivement nos sens et les transforment en leur propre reflet. Nous ne regardons plus la télévision, c’est elle qui nous regarde, façonnant nos désirs et nos besoins, légitimant des intérêts de pouvoir invisibles.

La crise du sens 

Selon le sociologue Erwan Lecoeur, la crise de sens est l’une des plus grandes problématiques du monde contemporain. L’utilisation fréquente et la banalisation de certains termes dans le domaine politique, idéologique, marketing et tout autre cadre et contexte, épuisent le sens de ces termes. Le sens est perdu où le jeu, le plaisir, la publicité et la superficialité sont établis comme les principaux critères de l’accueil social. Le besoin de démystification est presque un besoin suicidaire de l’homme occidental qui tue le sens. On accepte notre propre cynisme et nihilisme comme une forteresse sans remparts.

L’homme moderne est “bombardé” d’informations et de contenus non catégorisés, indiscernables, mélangés et confus. Il est conditionné à devenir un éaclectique fanatique car on lui offre toutes sortes de sensations sur le marché des idées qui remplissent son esprit et son attention. Qui, dans un tel chaos, peut discerner le vrai sens de ce qu’il croit ou veut croire, et de ce qu’il sait vraiment?

Il devient de plus en plus difficile de faire face à une multitude de théories, livres, textes, films et contenus audiovisuels similaires. L’enfant, avant de commencer l’école, reçoit plus de contenu de ce type que ses parents et ses ancêtres tout au long de leur vie. Dans ce contexte, nous parlons d’inflation de sens qui conduit à l’inflation des valeurs, expériences et compréhensions. Jean Baudrillard évoque l’histoire de Borges qui décrit un empereur qui a voulu créer une carte idéale et détaillée de son empire, jusqu’à ce que la carte ait la taille de cet empire et la recouvre complètement, de sorte que l’empire lui-même a disparu sous sa propre carte. Les manipulateurs des médias, de même manière, couvrent notre réalité avec les simulations. Et dans le monde numérique, nous devons constamment nous demander: où sont les connaissances que nous avons perdues avec les informations? Où est la sagesse que nous avons perdues avec les connaissances?

Sur l’excès de l’information et le manque de connaissances

Dans l’un de ses célèbres fragments, Héraclite, le sage d’Éphèse, prévient que « de nombreuses sciences n’enseignent pas la sagesse”. La remarque d’Héraclite pourrait être interprétée comme un avertissement qu’une multitude de connaissances n’est pas une garantie pour parvenir à la vraie connaissance ou à la sagesse. Pour Héraclite, parvenir à la vérité signifie comprendre l’unité dans la multitude, relier les choses, découvrir le sens et l’ordre. Non seulement la diversité d’informations ne garantit pas la vraie sagesse, mais elle peut aussi induire en erreur, et cette observation peut être considérée dans le contexte moderne de la société de l’information. Serait-il possible, individuellement ou collectivement, que dans l’abondance d’informations, la vérité prenne la forme du mensonge?

Nous pensons que nous sommes bien informés en lisant de divers journaux, en regardant de nombreuses chaînes de télévision, alors qu’on est rarement conscient que nous sommes, le plus souvent, victimes de la manipulation des médias. Dans le célèbre livre “Megatrends, Ten New Directions Transforming Our Lives”, John Naisbitt, un partisan radical de la civilisation technocratique et de l’information, formule et discute une thèse dans laquelle nous reconnaissons l’écho d’Héraclite: « Nous nous étouffons dans l’information et nous avons faim de connaissances. » L’information incontrôlée et désorganisée cesse d’être une source de richesse pour la société de l’information.

Pour se comprendre soi-même, la société et le monde, il faut avoir accès à des institutions et à des infrastructures permettant d’obtenir des informations diverses et fiables sur la vie individuelle et sociale.

(Vestheim G., 1992).

Lire aussi: Infobésité : le paradoxe de la consommation de l’information à l’ère des technologies mobiles

Les signes à travers la jungle informationnelle 

Il ne fait aucun doute qu’avec l’avènement d’Internet et des nouvelles technologies des médias numériques, l’explosion de l’information a atteint son apogée. De ce fait apparaissent de nombreuses métaphores pour désigner l’infobésité, comme la “jungle informationnelle”, le “blizzard de l’information” (Christophe Deloire, 2019), et de nouvelles disciplines comme la gestion de l’information, des connaissances ou le “brokering” de l’information. Selon Caroline Sauvajol-Rialland dans “Infobésité, gros risques et vrais remèdes”, au sein de ces disciplines, différentes mesures et stratégies sont proposées pour être appliquées au niveau personnel, professionnel et organisationnel, dans le but d’améliorer l’efficacité de l’utilisation de l’information et de réduire le risque de surproduction de l’information. Les caractéristiques de l’information elles-mêmes nécessitent: l’établissement de normes de qualité, le regroupement, la catégorisation et l’organisation des informations, l’établissement de règles dans l’échange d’informations, l’utilisation de représentations visuelles, de graphiques…etc. L’utilisation de systèmes de traitement de l’information intelligents est particulièrement important pour aider à hiérarchiser les informations et fournir des filtres de qualité. De nombreuses mesures concernent le niveau organisationnel: normaliser les procédures de travail, définir les règles de décision, encourager le travail en équipe, définir des objectifs d’information précis et clairs, introduction d’un système de mesure de la qualité des flux d’informations, augmenter la capacité de traitement de l’information, encourager les communications interpersonnelles…etc.

Pourtant, aussi utopique que cela puisse paraître, la solution contre l’infobésité reste un individu éduqué et conscient de lui-même, un homme qui, en plus de sa connaissance des technologies de l’information et de la communication, possède une culture de l’information, qui comprend non seulement la recherche et le traitement de l’information, mais aussi un regard critique envers celle-ci. De plus, il faut essayer de s’intéresser à la manière dont chacun reçoit et interprète, voire décode l’information, un concept théorisé par Stuart Hall en Cultural Studies, un courant de recherche abordant la relation entre les cultures et le pouvoir. Le concept de maîtrise de l’information peut être compris comme un lien entre la connaissance, la liberté humaine et la démocratie.

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