Indépendant depuis 1991, le plus septentrional des états baltes a bâti un modèle en partant de rien. Ou presque.
Tallinn. 400 000 habitants dans un pays qui en compte à peine un million de plus. Avec ses fortifications et ses rues pavées, son diocèse catholique et sa cathédrale orthodoxe, la vieille ville ne renie pas ses héritages successifs. En périphérie, à quelques centaines de mètres, des structures modernes se déploient sur d’anciens bâtiments industriels en pierre calcaire. Des panneaux de verre et des tubes en carbone s’élèvent sur les vestiges d’une économie révolue. L’un de ses grands noms, Christian Barthold Rotterman, désigne aujourd’hui l’un des quartiers les plus huppés de la ville. Ce n’est pas un hasard si l’immobilier est un moteur de la croissance estonienne : contrairement à Helsinki, sa grande soeur finlandaise, le plan d’urbanisme tallinnois n’est pas une affaire d’Etat, mais celle des cabinets d’architecture eux-mêmes.
L’Etat, moteur de l’innovation
L’ADN du modèle estonien, c’est le partenariat public-privé. En architecture comme ailleurs, les deux secteurs travaillent main dans la main. C’est le cas d’une plateforme numérique qui simplifie la vie administrative des citoyens depuis 2002 : la X-Road. Sécurité sociale, impôts, permis de conduire, actes de naissance… les données s’échangent entre les services et les entreprises de manière sécurisée, sans que l’utilisateur ait à renseigner deux fois la même information. Jusque là, le pays était encore une “société déconnectée”, selon un rapport de la Banque mondiale. Mais dans les années 1990, avec l’aide d’ingénieurs et de mathématiciens formés sous l’ère soviétique, les secteurs des télécommunications et des banques ont réussi à connecter 94% du territoire. Et tac, la Banque mondiale !
X-Road, le réseau de l’administration
Pour l’Etat, le numérique est d’abord un gain de temps. Au service des citoyens, il doit favoriser l’innovation et la création de valeur par le bas. Dont acte : le pays a déjà le record du plus grand nombre de licornes per capita. Skype (racheté 8,5 milliards de dollars par Microsoft), Bolt (concurrent direct de Uber), ou encore Transferwise, qui permet des transferts de fonds sans frais à l’international. Ensemble, elles forment la « start-up mafia », une pépinière dont l’épicentre est sise à Telliskivi, une ancienne friche industrielle reconvertie en quartier alternatif. Pour un tel rendement, pas de secret : il faut bien travailler à l’école. Depuis 1997, le gouvernement mise gros sur l’informatique. En Estonie, on code dès l’école binair… euh primaire ! Seul bémol, les entreprises qui investissent dans ces jeunes pousses sont rarement estoniennes : ce sont des banques scandinaves, ou des fonds étrangers comme Korelya Capital, propriété de l’ex-ministre de la culture française Fleur Pellerin.
Seuls, ensemble
Les Estoniens n’auront rien gardé de la camaraderie soviétique. Taiseux comme pas deux, leur individualisme expliquerait même l’adoption précoce du mode de vie numérique. On vante leur pragmatisme et leur débrouillardise : ils auraient bidouillé le cuivre des antennes pour capter les radios et les chaînes occidentales pendant la guerre froide. Des hackers avant l’heure ! Dépendant du gaz russe et de la conjoncture mondiale, ils ont fait contre mauvaise fortune bon coeur. Qu’importe si en 2007 une cyberattaque russe met en péril leur sécurité nationale : ils accueillent le premier centre de cyberdéfense européen dès 2008. Qu’importe aussi la fuite de leurs cerveaux, ingénieurs et docteurs confondus : depuis 2014, le programme e-residency permet aux entrepreneurs du monde entier d’éviter la paperasse et d’accéder en un clic au marché européen. Une manne pour leurs comptables et leurs avocats : la start-up LeapIN propose même un suivi juridique complet pour 50 euros.
Le plus légal des paradis fiscaux
L’Estonie l’assure : l’e-residency n’est qu’un facilitateur administratif. On est tenté de croire l’Etat au plus bas taux d’endettement public (9,7% du PIB) de l’Union européenne. Certes, l’impôt sur les sociétés se paie toujours dans le pays où le chiffre d’affaires est réalisé. Mais selon Thierry Vallat, avocat d’affaires inscrit au barreau de Tallinn, “il n’existe pas d’impôt sur les bénéfices si l’argent est réinvesti, pas de taxe sur les dividendes si celles-ci sont versées à des étrangers.”. Pour les nombreuses start-up à vocation internationale, le compte est vite fait. Et pour la France ? Selon une note confidentielle de la mission économique de notre ambassade, “même si l’e-résidence constitue le fer de lance de l’engagement estonien en faveur du numérique, il paraît délicat d’adhérer sans réserve à un programme qui pourrait favoriser l’évasion fiscale”.
De l’eau balte dans le gaz russe
Depuis 2005, on vote en ligne. Lors des élections législatives de 2019, plus de 200 000 Estoniens ont renoncé aux bureaux de vote pour un autre genre d’isoloir. Car leur solitude est aussi une affaire collective. En campagne, le taux d’inflation nourrit la grogne contre l’Union européenne, et creuse l’écart avec les citadins. Si le salaire moyen des 3 760 employés du numérique avoisine les 2 300 euros, le minimum légal ne dépasse pas 400 euros. En mars, le parti d’extrême droite EKRE faisait son entrée au gouvernement après avoir réuni 18% des suffrages. Le retour du politique pourrait-il fragiliser un modèle de croissance fondé sur le cosmopolitisme et les secteurs de pointe ? D’autant qu’avec une forte minorité russe (26%), des médias discrets et une population ultra-connectée, l’Estonie est une cible de choix pour les nouvelles campagnes de désinformation en ligne.