Big Data : l’avènement du marketing prédictif

Une définition des Big Data

Le cabinet de conseil américain Gartner définit le Big Data par trois V : volume, vélocité et variété. Volume, car il s’agit de données massives qui ne peuvent pas être hébergées et traitées avec des méthodes traditionnelles, registres ou serveurs classiques. En effet, 90% des données produites dans le monde l’ont été ces deux dernières années, et le World Economic Forum prédit que leur volume atteindra 44 zettabytes en 2020. Vélocité, car ces données doivent être collectées et traitées à très grande vitesse. Par exemple, la régie publicitaire via enchères automatiques en temps réel (real time bidding engine) de Google n’a que 25 millième secondes pour réagir à l’enchère d’un publicitaire. Enfin sa variété, qui exprime la diversité des formats de données collectables (texte, fichiers audio, vidéos, chiffres, localisation, etc.). Les données sont dites “non structurées” quand elles proviennent de l’extérieur (client, open data, réseaux sociaux, etc.). Il faut donc les nettoyer avant intégration en base de données. Elles sont “structurées » quand récoltées directement sur les serveurs de l’entreprise ou de l’agence.

Du volume à la valeur

Mais selon l’entrepreneur Ludovic Cinquin, cette définition se focalise sur le première partie du Big Data : la récolte de données. Il faut ensuite les exploiter avec des corrélations vérifiables, innovantes et automatisables. Par exemple, en combinant l’agenda d’un particulier avec un système de réservation de taxi. C’est le rôle des équipes de data science, qui mettent au point des algorithmes pour “faire parler” la donnée. C’est pourquoi les chercheurs Lutz Finger, Soumitra Dutta lui adjoignent un quatrième V : la valeur. En marketing, le Big Data a de la valeur quand il sert à comprendre les profils ou les comportements des clients pour améliorer les ventes, le service client, le marketing et la promotion. Dans un article de 2017, Sandra Matz and Oded Netzer définissent aussi le Big Data comme des données massives, manipulables, dynamiques, corrélables, qui permettent à des marques de connaître leurs consommateurs en détail. Car si les Big data s’inspirent directement de travaux universitaires, ils ont partie liée avec l’entreprise. En témoignent l’essor des services de data science qui attirent les plus brillants scientifiques du monde. Une “vassalisation de la recherche scientifique par des sociétés commerciales et leurs services de marketing” pour certains chercheurs.

Big Data et marketing

Même s’il existe de nombreuses applications au Big Data (police prédictive, santé, assurance, banque, trafic routier, météorologie, etc.), c’est en marketing qu’on lui trouve le plus d’applications concrètes. Et pour cause, le marché se chiffrera en dizaines de milliards d’euros dans les prochaines décennies selon Reda Gomery, associé responsable data et analytics chez Deloitte. D’une part, avec l’analyse des usages numériques. Par exemple, le Big Data permet à un site web d’augmenter son taux de transformation de 15%, en ajustant la segmentation des âges de ses clients de trois ans. Il permet aussi d’améliorer les dispositifs (e-commerce, points de vente, newsletters, etc.) pour optimiser un tunnel de vente ou faire de l’analyse prédictive. Par exemple, calculer le chiffre d’affaires d’un point de vente physique avant qu’il ne soit construit grâce au machine learning, soit la capacité d’une intelligence artificielle à générer des règles empiriquement et sans a priori à partir de grands volumes de données. Comme Netflix, qui a utilisé les données de ses abonnés pour concevoir sa première grande série originale : House of Cards.

De la donnée à la campagne marketing 

Dans une agence de marketing digital, les campagnes sont conçues en fonction de la donnée (data driven marketing). La donnée brute est récoltée grâce à une DMP (data management platform), une plateforme qui permet de collecter, d’analyser et d’interpréter la donnée en temps réel grâce aux cookies, ces balises placées dans des pixels qui permettent de tracer le consommateur dans sa navigation. Les données peuvent aussi être vulgarisées sous forme de statistiques et d’études de tendances par les équipes de Data Business Intelligence qui, à la demande des équipes marketing, fournissent la preuve de la pertinence d’une recommandation de ciblage à un annonceur, et permettent la validation d’une stratégie. Enfin, c’est le temps de la campagne, aussi appelée activation digitale (newsletter, retargeting, bannières, jeu concours, SMS), qui doit toucher les consommateurs visés pour générer des ventes et de nouvelles données. Les investissements deviennent ainsi précisément mesurables, là où ils restent sujets à controverse dans un marketing mix classique (produit, prix, place et promotion). Pour Jason Musante, directeur de la création de Huge, une agence de marketing digital basée à Brooklyn appartenant au groupe Interpublic, les données vont rendre obsolète l’adage selon lequel «  la moitié de l’argent que je dépense en publicité est gaspillée ».

Le cas du marketing CRM

Le CRM (customer relationship management) est une branche du marketing qui s’occupe de créer de la valeur à partir de la connaissance du consommateur. Car à la place des panels, études et autres sondages, on collecte aujourd’hui de la donnée via des opérations de qualification du client, ou par une observation du contenu qu’il génère (user generated content). Selon la chercheuse Maria Mercanti-Guérin, “les Big Data sont en passe de révolutionner la connaissance et la gestion de la relation client et ce, à travers la Business Intelligence et l’analyse de données. En effet, elles apportent une monétisation immédiate aux sites d’e-commerce qui les pratiquent”. Ceci étant dit, la personnalisation de la relation client permise par le Big Data reste encore large : les entreprises utilisent encore moins de 20% de leurs données internes. De plus, elles se limitent souvent au prénom du consommateur (lui-même un indicateur social), son historique d’achat, son âge, et plus généralement aux informations que chaque marque décide de récolter sans paraître intrusive. Car contrairement au DMP, le CRM est un outil limité à un canal de récolte qui ne bénéficie pas de données croisées en temps réel : il ne peut donc fonctionner sans humains. De ce fait, il ignore encore ce qui motive ou non un consommateur donné à un moment précis. En sachant que le Big Data permet aujourd’hui de faire des états des lieux en temps réels de l’opinion sur internet à partir d’algorithmes basés sur des données sémantiques (sentiment analysis), pourquoi se limiter à des données déclaratives quand une veille permanente des réseaux sociaux, forums et autres plateformes permettrait de mieux comprendre le sentiment d’un consommateur vis à vis d’une marque.

L’efficacité des Big Data en marketing

En l’état, les outils CRM et Big Data permettent bien d’optimiser les retours sur investissement à court terme. Mais miser entièrement sur une telle stratégie, c’est courir le risque d’amoindrir son capital de marque. Pour une campagne d’emails, une agence peut recommander une fréquence d’envoi raisonnable pour ne pas envahir le consommateur, mais guère plus. Car la personnalisation coûte cher, et la plupart des marques ne peuvent l’envisager que sur des cibles assez larges et volumineuses pour être rentables.

Qui est propriétaire de la donnée ?

Les annonceurs peuvent collecter de la donnée de deux manières : en utilisant les régies publicitaires de plateformes fermées, ou pas. Les annonceurs passent encore majoritairement par ces plateformes, tant parce que les usages des consommateurs les y obligent que pour l’efficacité qu’elles promettent. Les entreprises qui annoncent sur Facebook, Amazon, Pinterest et Google, soit plus de 90% du marché publicitaire français, ne sont pas propriétaires des données générées et ne peuvent donc les exploiter. Cela pousse les annonceurs à diversifier leurs sources de données, en interne ou grâce à des entreprises spécialisées. Criteo est l’une d’elle. Spécialiste des publicités qui vous sont affichées si vous avez manifesté de l’intérêt pour un produit mais sans l’acheter (retargeting), il obtient 5 à 10 % de taux de clic là où de simples bannières en font 0,1%. Mais Criteo, champion français et numéro un mondial des logiciels publicitaires devant Google et Facebook, est désormais soumis au régulateur européen.

Le RGPD, un frein à l’innovation européenne ?

Avec la directive européenne relative à la protection des données privées (RGPD) entrée en vigueur en mai 2018, les données collectées doivent être justifiables selon l’activité de l’entreprise, conservées pendant une durée limitée, et supprimables sur demande. Dans l’Union européenne, il est illégal pour une marque de récolter de la donnée sur un consommateur sans son accord explicite. Or, le principe du Big Data consiste à engranger un maximum de données pour nourrir des intelligences artificielles et produire des corrélations intéressantes : les data scientists ne savent pas toujours de quel type de données celles-ci vont naître. Pour John Deighton, professeur de marketing à Harvard, le RGPD est une épine dans le pied de l’Europe : si la donnée est la matière première des futures technologies d’analyse prédictive, comment les entreprises qui doivent les effacer au bout d’un certain temps ou sur demande des consommateurs feront-elles face aux GAFAM et BATX ?

Créativité et Big Data

David Meer décrit le processus qui accompagne l’adoption d’une technologie dans une entreprise en se référant à la numérisation des années 1980 et à la révolution CRM des années 90. On observe souvent une première phase enthousiaste d’investissement, une deuxième phase de déception et de désinvestissement, et une troisième phase de réajustement. Parce que le Big Data ne peut pas tout, l’un des enjeux du marketing est d’éviter les silos : il faut relier les domaines les plus techniques aux plus créatifs. Comme le résume David Jin, professeur de Marketing à la Wharton University : “a data infrastructure that captures incoming insights from all the primary and secondary information is essential but nowhere near enough. These must be guided by people both within and far outside of the fields of automation, programmatic, artificial intelligence, and cognitive computing who can ask the right questions, filter the responses, provide the right context, interpret the findings and continue to feed all this back in to creating ever more robust support systems.”. De même, dans une tribune parue dans Les Echos, Vincent Balusseau, professeur associé à Audencia Business School et Thomas Jamet, président d’IPG Médiabrands, se veulent rassurants : « on s’en tient le plus souvent à de la « small data » pour trouver la « big idea » capable de résonner auprès du plus grand nombre. Des données qualitatives ou quantitatives issues de « focus group », de panels, ou encore, aujourd’hui, des outils de veille sur les réseaux sociaux (« social media listening »). Et parfois sur pas grand chose, ce qui n’empêche pas la magie d’opérer. ». Mais si ces campagnes visant le “plus grand nombre” étaient vouées à disparaître avec la fin des campagnes télévisées, presse ou d’affichage classiques? Si les audiences devenaient si fractionnées, et l’exigence de personnalisation si forte, que de telles campagnes seraient absurdes tant pour l’image de la marque qu’en terme de ROI ?

Demain, des Data plus smart que Big ?

Utiliser le Big Data plus finement que pour une simple campagne newsletter ou de retargeting ? C’est le parti de David Bessis, ancien chercheur à l’ENS et entrepreneur. Mettons qu’un site de e-commerce ait une promotion intéressante sur un robot ménager, mais plus cher que le panier moyen dudit site. On ne pourra pas communiquer la promotion à tous ses clients : il faudra isoler les acheteurs potentiels. Comment faire ? Le retargeting ne fonctionnera pas car il consisterait à envoyer l’offre à tout ceux qui auraient déjà acheté ou voulu acheter un robot ménager, soit un critère trop large. Un autre moyen consisterait à chercher dans sa base de données client des segments aussi archaïques que la ménagère de moins de 50 ans ou FRDA-50. Selon David Bessis, la bonne cible est introuvable par l’homme tant les variables qui la caractérisent sont nombreuses. La bonne cible serait une suite de facteurs qu’on pourrait mettre en ordre de façon statistique, sur le modèle du look alike : sur 100 acheteurs de robots, quelles caractéristiques communes puis-je dégager pour faire une prospective sur le 101ème.

Nous voyons donc comment le marketing digital s’empare du Big Data pour personnifier la relation client, prédire les usages et optimiser ses campagnes. Si le Big Data ne remplace pas encore les facettes les plus créatives du marketing, la défiance globale envers la publicité, de concert avec l’émergence des stratégies d’influence et de micro-influence pourrait bouleverser l’équilibre budgétaire des agences et des services marketing, qui prennent aujourd’hui conscience de la valeur des données Big Data et de leur bonne exploitation.

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